Ateliers Philosophiques de l'Académie
Des ateliers philosophiques présentés par Kyosanim Raphaël VD, dont les notes sont publiées ci-après.
Kyosanim Raphaël :
- 3ème Dan Kukkiwon ( 2 stages en Corée avec l'Académie)
- 1 Master + 1 doctorat en Philosophie (en 3ème année)
- 1 Master en langue et littérature chinoise
Kyosanim Raphaël pratique le taekwondo depuis plus de 10 années, dont 1 an de compétition : Champion de Belgique Poomsae 2015 en individuel et en pair avec Kyosanim Joëlle.
Les ateliers se portent sur les valeurs fondamentales des commandements du Taekwondo.
Atelier 2/8 : "Discuter ensemble les valeurs du taekwondo" :
Les valeurs du Taekwondo. Comment comprendre et quel statut donner à la notion de « valeur » ?
Le Taekwondo possède huit commandements : l’esprit, la manière, la modestie, le sacrifice, la patience, le respect, la propreté, la loyauté. En tant que commandements, ces mots expriment, sous la forme d’une injonction, d’un ordre, un ensemble de valeurs propres à la pratique de l’art martial. En d’autres termes, les règles de conduite énoncées par chacun de ces commandements se veulent être l’expression et la « mise en mots » de ce qui devra compter pour le pratiquant. Les commandements se présentent, dès lors, comme ce qui découle d’une ou de plusieurs valeurs et se donne comme leur expression. C’est donc sur le plan des valeurs que devra nous conduire une réflexion sur les commandements du Taekwondo, commandements que nous pourrons tout aussi bien appeler les « huit valeurs du Taekwondo », puisque le commandement est la formulation d’une règle découlant de la valeur.
Réfléchir sur les valeurs de l’art martial ne devra toutefois pas nous emmener vers une réflexion sur le sens des mots, c’est-à-dire vers une réflexion qui chercherait à déterminer le contenu propre derrière chacun de huit termes que nous désignons comme « valeurs ». En effet, si la philosophie des valeurs (ou axiologie) se définit comme une « réflexion sur ce qui vaut » et cherche, par conséquent, à penser les choses sous l’angle de leur évaluation, il apparaît que la réflexion ne peut se contenter de la simple définition de termes isolés. Chacune des valeurs énoncées précédemment sera, en effet, susceptible d’être définie différemment par différentes personnes (par exemple, deux personnes n’auront pas nécessairement la même idée de ce que ça veut dire qu’« être patient ») et, plus encore, sera aussi susceptible de varier le sens donné à ces notions dans différentes cultures. Il faudra donc que la réflexion sur les valeurs adopte un point de vue supérieur à celui du contenu. Au-dessus de la valeur, en effet, se trouve ce qui la fait compter comme valeur ou, pour le dire autrement, ce par quoi la valeur est rendue estimable. Ainsi, les valeurs semblent supposer un référent dont la fonction sera de rendre des contenus différents et apparemment hétérogènes susceptibles d’être évalués selon une même échelle.
Prenons un exemple : dans le cas de l’achat et de la vente de biens, c’est l’argent qui sera le référent qui permettra de « donner une valeur » aux objets. A priori, un cheval et une maison sont deux choses très différentes, qu’il est difficile de comparer et qui, de ce fait, ne sont pas non plus interchangeables. En d’autres mots, si je suis à la recherche d’un endroit où habiter et dans lequel loger ma famille, il me sera bien égal que l’on me propose un cheval et inversement, si j’ai besoin de me rendre à Paris et que je suis actuellement à Bruxelles, à quoi me servira une maison. En revanche, si l’on fait intervenir un troisième terme, ici l’argent, et que, dès lors, je sais qu’une maison me coûtera, par exemple, 100.000 € et un cheval 25.000 €, je sais qu’il me faudra quatre chevaux pour atteindre la valeur d’une maison. Grâce à la référence qu’est l’argent, les objets reçoivent une valeur quantifiable et il devient possible de les évaluer dans une même cadre de référence. De la même façon, si je place la patience comme l’une des valeurs clés de la pratique martiale, il devient possible d’évaluer, « à l’échelle » de la patience, des comportements très différents (par exemple, se taire et écouter quand le maître parle, d’une part, et la répétition des gestes d’un poomsae, d’autre part) ; ou, pour le dire autrement, grâce à la mesure qui est rendue possible par la patience, en tant que valeur, je peux faire entrer des comportements comme le fait de se taire et d’écouter et le fait de répéter un grand nombre de fois les mêmes gestes dans un même cadre, c’est-à-dire les faire compter selon le même rapport.
Toutefois, la valeur que nous donnons à des objets grâce à l’argent et la valeur que nous donnons à des comportements et à des actions en les évaluant sont deux choses bien différentes. Si l’exemple de l’argent nous a permis de comprendre le processus de valorisation, il ne nous permettra pas de comprendre quelle peut bien être le caractère spécifique d’une valeur dans le cadre des arts martiaux et il ne nous fait pas non plus voir quel peut bien être le référent qui rend importantes les valeurs que sont l’esprit, la manière, la modestie, le sacrifice, la patience, le respect, la propreté et la loyauté. Cette question va introduire une difficulté supplémentaire dans notre réflexion et nous obliger à reprendre certains éléments que nous avions avancés en commençant.
Si les valeurs permettent parfois d’évaluer des comportements et des actions, les nôtres ou ceux d’autres personnes, il est plus important encore que les valeurs orientent nos comportements et nos actions. Par « orienter » une action, il faut ici entendre que la ou les valeurs fournissent comme des guidelines, des lignes de conduite, à celui qui agit. Dans le cadre de la pratique martiale, l’élève apprendra qu’il doit se montrer patient, faire preuve de modestie, respecter la hiérarchie des grades, être loyal à son maître, etc. Le pratiquant qui fait preuve de qualités de ce genre pourra ainsi se regarder et être considéré par les autres pratiquants comme un « bon » pratiquant. Il apparaît donc que, si nous choisissons d’orienter nos actions en recourant à certaines valeurs, c’est parce que ces valeurs doivent garantir que nos actions tendent vers un certain bien, que les valeurs que nous mettons en pratique permettent d’évaluer nos actions comme bonnes. Ce « bien » serait-il le référent que nous évoquions plus haut ? Ce ce par quoi la valeur est rendue estimable ? La philosophie occidentale a traditionnellement considéré que toute action se devait d'être orientée vers le bien. Le bien en question, ainsi que la façon d’y parvenir, ont cependant été définis de multiples manières par les philosophes. Nous allons ci-après exposer brièvement les positions d’Aristote et de Nietzsche sur la question.
Aristote (384-322 av. notre ère), est originaire de Stagire, une cité du nord-est de la Grèce. Dans sa principale œuvre de philosophie morale, L’éthique à Nicomaque, il expose le concept de phronèsis, terme que l’on pourrait traduire par « prudence », « sagacité », ou encore « sagesse pratique ». Nous préférerons le terme « prudence ». La prudence est définie par Aristote comme « une disposition acquise, accompagnée d’un raisonnement droit, capable d’agir dans la sphère de ce qui est bon ou mauvais pour l’homme ». La prudence est donc ce qui rend capable de décider de façon juste, et ce dans chaque situation. En d’autres termes, elle la faculté qui permet de « mettre en action », dans nos conduites, les valeurs que nous entendons suivre.
Puisque la prudence s’exerce à propos de ce qui est bon (ou mauvais) pour l’homme, elle s’exerce dans le domaine de l’action humaine, domaine qui est celui de ce qui est sujet à délibération. Du point de vue d’Aristote, si quelque chose peut être sujet de délibération, c’est parce que la chose en question peut changer selon les circonstances. Par exemple, dans le cas du courage, on pourra dire que, dans une bataille, il est courageux de monter au front face à l’ennemi là où, au contraire, il est lâche de fuir ou de rester caché. Mais, dans le cas où l’ennemi est en position de force, le charger directement ne sera pas courageux, mais tout simplement stupide ou suicidaire. L’homme qui fait preuve de prudence sera donc celui qui sait évaluer la situation et délibérer correctement afin de déterminer quelle sera la bonne action à entreprendre dans ce cas précis. De manière générale, du point de vue d’Aristote, l’action bonne sera toujours un juste milieu entre un excès et un défaut de vertu ; dans le cas du courage, par exemple, la bonne action courageuse sera celle qui n’est, selon la situation, ni téméraire ni lâche. Pour résumer : en entraînant notre capacité à délibérer, nous pouvons devenir ce qu’Aristote appelle des phronimoi, des « hommes ou des femmes capables de prudence » et donc capables d’adapter intelligemment leurs comportements en fonction de valeurs.
Pourquoi faut-il délibérer ? Pourquoi chercher à entreprendre des actions bonnes ? Aristote répondra : en vue de mener une vie bonne, c’est-à-dire, aussi, heureuse, car, dans la perspective d’Aristote, tous les êtres tendent vers le bien. Celui qui commet des mauvaises actions manque simplement de phronèsis, c’est-à-dire qu’il est incapable de délibérer correctement et est donc ignorant quant à ses actions (cette thèse, selon laquelle nul ne fait le mal en connaissance de cause, mais toujours par ignorance, est très répandue dans la philosophie grecque). Aristote subordonne donc l’action vertueuse à bien qui, d’un point de vue métaphysique, est le même pour tout le genre humain. Les valeurs sont donc fondées par le haut et l’action guidée par des valeurs subordonnées à la connaissance de ce qu’Aristote appelle « le souverain bien ».
Une vision très différente de la valeur nous est proposée par le philosophe allemand Friedrich Nietzsche (1844-1900). Pour Nietzsche, il n’est plus question de fonder les valeurs par le haut, à l’aide d’un bien supérieur, mais plutôt de montrer leur émergence par le bas. Nietzsche est bien connu pour avoir développé le concept de puissance : tout ce qui existe est, selon différents degrés, puissance et vie (on dira parfois aussi puissance de vie), ce qui veut dire que tout être cherche à rester en vie, mais aussi à dominer d’autres êtres. Pour servir ce but, les vivants se donnent des valeurs que, à l’occasion, ils chercheront à imposer à d’autres vivants. Ces valeurs ne sont toutefois pas arbitraires, mais résultent d’un besoin pour la vie de sa maintenir. Les valeurs sont donc des interprétations de la réalité, interprétations qui résultent de l’évaluation par un être de ce qui lui est utile pour sa survie. En d’autres termes, Nietzche estime qu’une vérité ne vaut que temps qu’elle est utile pour un individu ou une communauté. Les vérités et les valeurs sont donc appelées à être détruites et remplacées régulièrement. Cela a pour corollaire qu’une valeur, autant que les actions qui la prennent pour guide, ne sont jamais bonnes ou mauvaises en soi, mais toujours relativement à la puissance que cette valeur sert. Nietzsche nous invite donc à réfléchir les actions en dehors de tout jugement de valeur moral.
Dans la perspective nietzschéenne, une abstraction comme le souverain bien d’Aristote est donc inacceptable, car elle n’est qu’une interprétation parmi d’autres, laquelle fut cependant élevée au titre de Vérité avec un grand V. C’est ce que Nietzsche appelle des « valeurs hypostasiées », c’est-à-dire des valeurs auxquelles est donnée, comme par un tour de passe-passe, une existence à part entière et supérieure. Au contraire, Nietzsche nous engage à réévaluer et à réinventer constamment nos valeurs afin de ne pas nous laisser piéger et asservir par elles ou par celle des autres.
Bien que la perspective de Nietzsche ait le mérite de nous faire réfléchir au caractère conventionnel et, de ce fait, transformable, des valeurs, une philosophie basée sur la notion de puissance ne risque-t-elle pas de nous entraîner vers une application de la loi du plus fort ? D’autre part, si les valeurs ne sont « que » des interprétations, comment ne pas tomber dans le relativisme ? La philosophie éthique d’Aristote, de son côté, semble prendre en compte l’enseignement des valeurs, puisque la prudence est une vertu qui s’entraîne et qui peut être comprise à partir des exemples que sont les phronimoi. Mais n’est-ce pas un postulat lourd que d’affirmer l’existence d’un souverain bien dominant la vie pratique ? La nature de ce souverain bien reste d’ailleurs assez floue (à moins d’étudier de prêt la philosophie d’Aristote) et il n’est pas évident de comprendre quelle forme d’autorité il exerce sur notre conduite.
En guise de conclusion à cette discussion sur le sens et le statut de la notion de valeur, elle nous apparaît qu’une ou plusieurs valeurs ne valent jamais par elle-même, mais semblent toujours tributaire d’une instance qui vienne les fonder et les justifier. Vis-à-vis de nos actions, les valeurs sont ce qui valorise, ce qui permet d’appliquer à nos actions une certaine « mesure » et un certain poids. Toutefois, pour que ce poids soit, à proprement parler, valable, la valeur doit être fondée, sans quoi elle apparaîtrait purement arbitraire. Pourquoi faire valoir la modestie et le sacrifice plutôt que la compétition et le gain ? Pourquoi mettre l’accent sur la manière et la patience davantage que sur la performance et les résultats rapides ? Une voie de solution pourrait être trouvée en réfléchissant directement sur ce qui fonde les valeurs. Une réflexion sur la notion d’autorité et de sa signification dans un contexte martiale nous apparaît être l’une des pistes privilégier de cette voie.
Date de dernière mise à jour : 01/02/2020